Après la crise de l'euro, un nouveau "nous"

Artículo publicado en Le Monde, 06/03/2013

 

Selon un vieux principe, le pouvoir est la capacité de rendre compte d’une situation, c’est-à-dire d’imposer par la force et la manipulation ou l’argumentation un récit cohérent sur ce qui se passe et sur les enjeux. A partir de là, on peut décrire la période que traverse l’Union européenne (UE) comme une tentative d’imposer un discours peu fédérateur et articulé autour de particularismes nationaux. Un discours auquel collaborent parfois ses victimes.


La crise de l’euro a eu pour conséquence l’effondrement d’un “nous” amoindri qui s’était construit autour d’objectifs communs et semblait se rétablir. Mais cette entente fragile a fini par céder sous l’autorité de quelques Etats. La cacophonie de la gouvernance européenne nous empêche de prendre conscience de nos devoirs, tout aussi réels que les bénéfices tirés de notre vie commune. Les divergences d’intérêts ont stabilisé des asymétries de pouvoir. La renationalisation de la politique européenne montre à quel point nous avons été incapables d’intérioriser notre interdépendance, qui nous a procuré de nombreux bénéfices mais aussi imposé quelques obligations. Il n’y aura pas de solution à la crise institutionnelle de l’Union tant qu’un nouveau discours n’aura pas réussi à mettre en évidence l’interdépendance et l’obligation de coopérer des Etats membres qui ne sont déjà plus autonomes.


L’Union européenne n’a pas les structures pour résoudre la crise dans la mesure où le processus d’une plus grande intégration n’avait été mis en place que pour répartir les bénéfices. On supposait qu’une plus grande intégration profiterait à tous. La principale exigence de justice qui se profilait à l’horizon était la redistribution de certains des gains des plus gros bénéficiaires. Nous savions quoi faire des bénéfices, mais nous n’avions rien prévu pour mutualiser les risques.


Le meilleur exemple en est la clause interdisant d’aider les pays confrontés à des problèmes de dette. Cela revenait à considérer l’union monétaire comme une communauté où tout le monde pouvait faire de bonnes affaires mais avec interdiction de partager les risques qui y étaient associés.


Aujourd’hui, cette faute nécessite une idée forte de la justice, un concept de responsabilité complexe, et elle nous place dans la perspective inédite d’une repolitisation.


Jusqu’à la crise, nous avons pris nos décisions sur la base d’une assurance irréfutable de bénéfices; maintenant, nous sommes confrontés à des alternatives qui impliquent une compétition politique sur des valeurs qui supposent une redistribution à définir. Le temps de la politique sans alternatives, des décisions qui ne s’accompagnent d’aucune responsabilité et de la justice sans contraintes est terminé.


Pour que ces devoirs soient compris et assumés, il conviendrait de susciter un sentiment d’appartenance qui n’est du ressort d’aucune identité historique ou instance administrative. Dans le même temps, sans un équivalent fonctionnel du lien qui entraîne la solidarité, il est inévitable qu’une décision soit assimilée à une contrainte ou à un transfert abusif qui ne résout rien dans l’entreprise commune.


En attendant, nous sommes tous vulnérables et la solidarité est insuffisante ; si notre exposition aux risques est générale, les procédures de protection sont spécifiques (et très limitées). La question est de savoir s’il serait envisageable d’articuler un “nous” qui nous rattacherait plus étroitement les uns aux autres et donnerait un sens à nos obligations.


Comment transformer nos manières affectées en action collective? Face à la conviction que l’Etat nation est l’unique lieu de la communauté et de l’identité politiques, l’Union européenne constitue un véritable défi. Une identité nationale homogène n’est pas indispensable pour la démocratie et la solidarité. Ce qui doit être expliqué de façon empirique et normative, c’est comment configurer une vraie communauté, capable d’affronter les nouveaux impératifs de justice qui se sont manifestés avec force pendant la crise de l’euro.


L’expérience démocratique européenne consiste précisément à tenter de réaliser cette juste répartition des devoirs et des chances, des coûts et des bénéfices, sans la garantie d’une solidarité organique nationale à l’ancienne.


Pour résoudre ce dilemme, il faut renoncer au préjugé qui veut que les identités politiques se forment en vertu d’une décision consciente et substituer le pragmatisme à la métaphysique. Nous sommes ce que nous sommes grâce au faisceau de pratiques que nous mettons en oeuvre, à la logique découlant de cette collaboration et aux variations qui nous permettent de tisser ce jeu d’interdépendances librement entrepris.


L’identité est un ensemble de pratiques d’identification réciproques, stables, entre des personnes et des institutions. Par conséquent, ce ne sont pas les seules réformes institutionnelles qui légitimeront l’Europe mais aussi les pratiques partagées. L’Europe n’a pas encore atteint cette communauté plus juste mais elle peut le faire. Un ensemble de normes, de motivations et de perceptions nouvelles peut émerger grâce à des processus élaborés en marge des identifications habituelles. Nous avons des exemples intéressants de cette émergence dans les dispositions qui ont été prises face à la crise actuelle.


La gouvernance économique européenne a besoin d’institutions qui assurent la supervision et la continuité, ce que ne permet pas un accord intergouvernemental. Le point intéressant, c’est qu’en exigeant davantage de sanctions automatiques dans le contexte du pacte de croissance et de stabilité réformé, les gouvernements ont fini par accorder, à reculons, davantage de pouvoir à la Commission européenne. C’est à cela que conduit en réalité la règle de la “majorité qualifiée inversée” [qui signifie que les sanctions proposées par la Commission européenne ne peuvent être contestées par le Conseil que si se dégage une majorité qualifiée contre], même si certains gouvernements des Etats membres ne l’avaient pas prévu. Voici un exemple permettant de comprendre la plasticité du projet européen qui, pour les mêmes raisons qu’il peut être instrumentalisé par les Etats, permet aussi des développements allant vers le fédéralisme.


Pour construire laborieusement sa légitimité démocratique complexe, la seule procédure dont dispose l’Union européenne consiste à rassembler les conditions nécessaires à l’émergence d’une entité véritablement commune. Pourquoi ne pas considérer que cette complexité représente un apport politique plutôt qu’une douloureuse entrave? N’opposons pas la “fragilité” de l’Union à une supposée légitimité des Etats membres. La majeure partie des démocraties ne sont pas nées d’un peuple homogène qu’elles auraient réussi à configurer selon leurs désirs.


Nous n’avons aucune raison de désespérer de l’action politique commune, de notre destin commun, de notre expérience et de la communication (y compris à travers les formes conflictuelles d’intérêts divergents). Pourquoi ne serions-nous pas capables d’élaborer une communauté politique pas très spectaculaire, peut-être, mais avec tout ce qu’il faut pour aborder les exigences de justice auxquelles nous sommes confrontés?


Traduit de l’espagnol par Hélène Prouteau

 

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